La mobilité sociale

Chacun peut-il réussir en fonction de ses mérites personnels, ou, au contraire, la fonction de chacun est-elle déterminée à l’avance ?

Pitirim Sorokin (1889-1968) est un sociologue américain qui a défini la mobilité sociale comme “le phénomène du déplacement d’individus dans l’espace social”. Il est le pionnier de la sociologie de la mobilité sociale.

I – Les termes utilisés

La stratification sociale est la division de la société en groupes sociaux hiérarchisés et présentant chacun une forte homogénéité au regard de certains critères (revenus, modes de vie, valeurs, statut juridique…).

Il existe deux conceptions de la stratification sociale.

Dans un sens général, elle désigne les différentes façons de classer les individus dans une société en fonction de leurs positions sociales respectives. Ainsi une société divisée en castes, en ordres ou en classes sociales distinctes renvoie à autant de formes distinctes de stratification.

Au sens strict, la stratification sociale cherche simplement à décrire une société divisée en “strates”, i. e. en groupes sociaux sans hiérarchie officielle et juridique, dont les membres sont définis et classés à partir d’un ou de plusieurs critères (revenu, lieu de résidence, prestige…).

A la différence des classes sociales, il existe une continuité d’une strate à l’autre. En outre, les strates ne sont pas, comme les classes sociales, des groupes sociaux antagonistes.

La mobilité intergénérationnelle désigne le changement de position sociale d’une génération à une autre. On compare la situation du fils par rapport à celle du père.

Cette mobilité peut être verticale ascendante quand le mouvement se fait du bas vers le haut (ex : le fils d’un ouvrier devient cadre), verticale descendante quand le mouvement se fait du haut vers le bas (ex : un fils de cadre devient ouvrier) ou horizontale lorsqu’il n’y a ni ascension sociale, ni régression sociale.

La mobilité structurelle ou contrainte est dûe à l’évolution de la structure de la population active. C’est la mobilité imposée par l’évolution de la structure sociale d’une époque à l’autre.

La mobilité totale observée (ou brute) est la somme de la mobilité nette (ou de circulation) et de la mobilité structurelle (contrainte).

La mobilité intragénérationnelle désigne le changement de position sociale d’un individu au cours de sa vie active.

Elle peut être verticale ascendante (un ouvrier devient technicien au cours de sa vie active), verticale descendante (un ingénieur, après une période de chômage, retrouve un emploi de technicien) ou horizontale (un ouvrier qualifié devient employé).

La mobilité parfaite ou totale n’existe pas. Si elle existait, les hommes se répartirait, au hasard, aux différents niveaux indépendamment de leur origine : un fils d’ouvrier aurait autant de chances de devenir PDG que le fils du patron d’une société.

II – Les outils d’analyse : les tables de mobilité

A – Qu’est-ce qu’une table de mobilité ?

C’est un tableau à double entrée croisant la position sociale d’un individu à l’âge adulte avec son origine familiale. La CSP des individus (40 à 59) est comparée avec celle de leurs pères pour mesurer l’écart ou la proximité entre le statut social de 2 générations.

Ces tables analysent la mobilité intergénérationnelle et sont des instruments utiles pour apprécier la fluidité ou la rigidité de la structure sociale. C’est l’INSEE qui est chargé des enquêtes, basées sur deux tables de mobilité sociale : la table de la destinée sociale et la table de recrutement (ou d’origine).

B – La table de destinée

Cette table part du passé (PCS du père) et se projette dans l’avenir (fonction du fils). La diagonale explique l’hérédité sociale (fils = père). La dernière ligne indique la structure de la population active des fils.

C – La table de recrutement ou d’origine

Cette table part du présent (PCS du fils) pour se projeter dans le passé (PCS du père). La diagonale représente l’autorecrutement. La dernière colonne représente la structure de la population active des pères.

III – Analyse de la mobilité sociale en France

A – Interprétation des marges de la table

Avec la dernière ligne (table de destinée) et la dernière colonne (table de recrutement) on peut faire l’étude de la mobilité structurelle (contrainte). Les transformations de la population active ont favorisé dans une certaine mesure l’ascension sociale.

B – Commentaire des deux tables

Pour toutes les catégories, les pourcentages de la diagonale sont les plus élevés, dûs à l’hérédité sociale et l’autorecrutement. On peut donc parler d’une certaine immobilité mais on est loin de le rigidité absolue. L’absence de mobilité varie selon les PCS.

L’immobilité est plus forte pour les PCS extrêmes (ouvriers, cadres et agriculteurs). La mobilité de proximité (passage entre des degrés voisins) est importante et les transferts entre les catégories extrêmes sont limités.

La mobilité concerne surtout les classes moyennes. Il existe une mobilité nette mais elle ne concerne que quelques PCS et les trajets courts. La mobilité est surtout dûe à l’évolution de la population active (mobilité structurelle) et à l’absence de rigidité.

IV – Les problèmes posés par cette analyse

A – Remarques générales

  • problème de correspondance entre les positions sociales
  • problème de la profession de la mère, non prise en compte
  • la table ne tient pas compte des étapes intermédiaires
  • la table tient compte de la nomenclature de l’INSEE or les PCS regroupent de nombreuses professions

B – La mobilité féminine

Les études sur la mobilité féminine sont rares à cause de la carrière professionnelle discontinue des femmes et de leur taux d’activité inférieur à celui des hommes. Un développement est possible avec :

  • la hausse du taux d’activité
  • la hausse du nombre de familles mono-parentales
  • la hausse du célibat
  • la hausse du nombre de diplômes
  • la hausse des divorces
  • les carrières de plus en plus continues

La conséquence de l’appartenance féminine sur la mobilité sociale masculine est la concurrence : beaucoup pensent que les femmes vont prendre la place des hommes (!).

V – L’école et la mobilité sociale

Jules Ferry (1832-1893), ministre de l’instruction publique, rend l’enseignement primaire gratuit, laïc et obligatoire. L’école a pour but d’assurer l’égalité des chances selon les élèves : idéal méritocratique qui tend à briser le modèle de reproduction sociale. L’école exerce-t-elle un effet favorable sur la mobilité sociale ? Existe-t-il des limites ?

La démocratisation quantitative est la massification : la scolarité est plus longue pour tous. C’est une condition nécessaire mais pas suffisante à la démocratie réelle de l’enseignement.

La démocratisation qualitative concerne l’égalité des chances. C’est l’analyse des sociologues : on analyse l’accroissement des effectifs scolaires selon les PCS ainsi que le choix des filières (types de baccalauréat).

A – Une démocratisation quantitative de l’enseignement : la massification

1 – Constatations

Le système scolaire s’est démocratisé sur le plan quantitatif. Tous les enfants, quelle que soit leur PCS, ont davantage accès au bac : en 1971 seuls 21.4% des enfants y avaient accès contre 54.7% en 1994. Les années 1980 ont vu le développement d’une politique d’enseignement secondaire de masse, couplé avec un objectif de 80%.

2 – Explications

Il y a une volonté de la part des parents de voir leurs enfants réussir ainsi qu’une volonté de l’Etat :

  • obligation scolaire jusqu’à 16 ans
  • création de différents bacs
  • zones d’éducation prioritaires (ZEP)
  • bourses
  • livres gratuits jusqu’en 3ème
  • passerelles
  • créations de filières courtes dans l’enseignement supérieur

3 – Le diplôme et la mobilité sociale

Le diplôme joue un rôle déterminant dans l’ascension sociale. L’école accompagne donc l’évolution structurelle comme vecteur de la mobilité nette. L’économie française se modernise et à besoin de plus en plus de main d’oeuvre qualifiée. Les classes moyennes et populaires ont profité de cette démocratisation quantitative.

B – La massification n’a pas accru l’égalité des chances

1 – Méritocratie ?

L’idéal méritocratique repose sur le principe suivant : “à chacun selon ses dons et ses mérites”. Ni les relations ni la naissance ne doivent conditionner la réussite sociale. Aujourd’hui, les sociétés modernes sont fondées sur l’idéal méritocratique. C’est l’avis de Tocqueville.

2 – Constatations

Le système scolaire s’est hiérarchisé en de multiples niveaux de valeurs différentes : bac général, bac pro, bac technique, choix de langues vivantes et de langues mortes, filières courtes et filières longues, gratuit et payant, établissement privé ou public, centre et banlieue…

Le système scolaire continue à hiérarchiser et à différencier les élèves. Les grandes écoles ne sont quasiment fréquentées que par les classes dominantes. L’enfant d’une classe dominante redouble dans la même série alors que l’enfant d’une classe populaire change de série.

3 – Explications

Le poids de l’origine sociale

La situation qu’atteint un individu dépend largement de sa position sociale d’origine. L’idéal méritocratique n’est pas respecté. Ce qui joue beaucoup dans la réussite scolaire, ce sont les caractères sociaux du milieu familial.

Dans les familles aisées, la réussite scolaire est perçue comme un impératif : l’enfant est maintenu le plus longtemps possible à l’école (même au prix de plusieurs redoublements).

Dans les familles populaires, c’est vraiment si l’enfant est bon sinon il cherche un emploi.

L’effet de dominance ou la différence dans les trajectoires post-scolaires

L’influence familiale s’arrête-t-elle une fois le diplôme obtenu ? Est-ce que le fils de cadre et le fils d’ouvrier, titulaires d’un même diplôme, sont-ils enfin à égalité sur le marché du travail ?

Non : le groupe familial agit en aval de l’école sur le rendement social du diplôme.

C’est l’effet de dominance selon les sociologues : l’origine sociale joue comme une force de rappel et continue à faire sentir ses effets. Tout au long de la vie professionnelle, le milieu social d’origine a de l’importance.

Les sociologues emploient le terme de qualification sociale ou de savoir-être. Cette qualification sociale s’acquiert ailleurs qu’à l’école.

L’effet de cliquet

C’est un phénomène traduisant une rigidité à la baisse. La transmission de capital exerce un effet de cliquet qui empêche la “démotion” sociale en cas d’échec scolaire.

Le paradoxe d’Anderson ou les effets limités du diplôme sur l’ascension sociale

“L’acquisition d’un diplôme scolaire supérieur à celui de son père n’assure pas au fils une position sociale plus élevée”. Le diplôme est comme une monnaie : il connaît aussi une inflation qui entraîne une baisse de la valeur des diplômes. Le lien entre le diplôme et le statut social se relâche.

Le paradoxe d’Anderson s’explique par le décalage entre la croissance forte du nombre de diplômes élevés et la croissance faible du nombre de positions sociales correspondant à ces diplômes.

C – L’analyse en terme de reproduction sociale de Pierre Bourdieu

Pierre Bourdieu raisonne en terme de reproduction sociale (tel père, tel fils). Il est holiste comme Emile Durkheim et pense que la société agit sur l’individu. Les pratiques des individus sont socialement déterminées.

Bourdieu explique la reproduction sociale par l’héritage culturel (capital culturel). De plus, il faut aussi accorder de l’importance aux capitaux économiques et sociaux : les ressources économiques et les ressources sociales valorisent le diplôme obtenu par l’enfant.

L’école favorise la reproduction sociale des classes dominantes. Les diplômés sont des héritiers qui disposent d’un capital culturel : les titres scolaires équivalent à des titres de noblesse.

L’école favorise ce capital culturel. La culture légitimée est celle de la classe dominante. Les enfants de la classe populaire doivent apprendre une autre culture, réaliser un véritable processus d’acculturation. Par le jeu de l’habitus, le système scolaire reproduit ces divisions et ces classements.

D – L’analyse en terme d’inégalité de chance de Raymond Boudon

Raymond Boudon est partisan de l’individualisme méthodologique, tout comme Max Weber. Toute explication d’un phénomène social doit partir du comportement des individus, de leurs choix, de leur motivation, compte tenu des contraintes. Chaque famille détermine ses choix rationnels d’orientation en fonction :

  • des coûts : finances, livres
  • des avantages : revenu correspondant au diplôme, mobilité sociale
  • des risques : réussite aléatoire

Les classes populaires choisissent les filières les moins valorisantes : phénomène d’auto-exclusion. D’après Boudon, l’école n’est pas responsable. A chaque bifurcation, un choix est effectué. Ce sont ces stratégies qui sont génératrices d’inégalités car elles dépendent du milieu social.

E – Conclusion sur les deux auteurs

Pour eux, le système scolaire est incapable d’assurer l’égalité des chances. Ils font des constats proches concernant l’inégalité des chances à l’école mais leur interprétation est différente.

Boudon raisonne en termes de stratégie d’acteur rationnel (partisan de l’individualisme méthodologique). Bourdieu met au premier plan la transmission du capital culturel et la fonction de reproduction sociale de l’école (partisan du holisme).

Conclusion

L’école peut être facteur de mobilité sociale : elle y participe mais imparfaitement. D’un côté, elle doit sélectionner et, de l’autre, elle doit assurer l’égalité des chances. Comment faire ?

Le système éducatif ne semble pas avoir réussi sa mission initiale : donner à tous les mêmes chances de réussite. L’école traite comme égaux des individus inégaux, différents selon leur origine sociale.

On peut aussi remettre en cause l’analyse tocquevillienne sur l’égalisation des chances.

Matt

Enseignant-chercheur passionné, Matt Biscay se spécialise dans la littérature et la civilisation anglo-américaine, ainsi que la didactique de l'anglais. Titulaire d'un diplôme de l'Université de Cambridge, il met son expertise au service des étudiants en LLCER anglais.
Ses recherches et son enseignement visent à approfondir la compréhension des cultures anglophones et à développer des approches pédagogiques innovantes. Alliant rigueur académique et ouverture d'esprit, il s'efforce de transmettre non seulement des connaissances, mais aussi une passion pour l'exploration intellectuelle et culturelle du monde anglophone.

18 pensées sur “La mobilité sociale”

  1. c’est très intéressant et cela m’a beaucoup aidé dans ma dissertation sur l’école et l’ascension sociale ;) merci

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  2. Mciiiii bcp il est parfait ce cours sur la mobilité sociale en + cela m’aide enormement j’arrivais pas a comprendre mon cours maintenant j’y arrive encore merci.

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  3. Très bon article qui m’a aussi aidé, merci beaucoup ! J’apprécie beaucoup la comparaison des deux auteurs sur la mobilité sociale à l’école. Merci !

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  4. sincèrement ce cours est complet !!! il m’est d’une aide incroyable , je tiens à remercier l’auteur !! :

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  5. merci beaucoup , le cours est très bien expliqué . cela ma permis de le réviser ainsi que comprendre les points que je navais pas compris.

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  6. Franchement ce cours est super, il résume bien toutes les choses importantes ! ca ma aidé pour mes révisions, MERCI !!!!

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  7. bonjour , merci pour ton cours complet , mais quelqu’un pourrait-il m’expliquer le terme de discrimination positive? MERCI D’AVANCE

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    • La discrimination positive est un ensemble de mesures visant à favoriser certaines personnes appartenant à des catégories dont des membres subiraient ou auraient subi des discriminations systématiques.

      On peut argumenter que cette politique serait exercée au détriment d’autres catégories et s’opposerait au principe d’égalité de droit.

      Et au contraire, on peut penser qu’elle permettrait la promotion sociale, économique et politique de groupes discriminés. Les catégories de personnes concernées peuvent être définies, selon le cas, à l’aide des critères sexuels, ethniques, médicaux, culturels, linguistiques, religieux, socio-économiques ou territoriaux.

      Plus d’informations sur Wikipedia.

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  8. L’approche de Bourdieu ne se limite pas à une simple étude holiste. Sa sociologie est une sociologie de la conciliation, entre constructivisme et structuralisme, micro-social et macro-social.
    Structuralisme car il existe évidemment des structures objectives qui contraignent les actions et les représentations. Constructivisme car les individus ne seraient pas que des “idiots culturels”.
    Pour “aller plus loin”, même à l’intérieur de champs (sous-espace social autonome de la réalité) très contraignants, l’habitus permet d’établir une stratégie pour se mouvoir à l’intérieur. Ex : dans le champ journalistique, on peut passer de journaliste “dominé” (simple pigiste) à “dominant” (chef de la rédaction).

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  9. Que dire d’autre à part que ce cours est parfait? Il reprend l’integralité du chapitre de la stratification et la mobilité sociale de facon tres claire. Merci!!

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  10. Bonjour ! Merci pour votre cours c’est variment très clair !
    Mais quelqu’un poura m’aider sur le sujet: ‘la réussite scolaire d’un individu est-elle, aujourd’hui en France, influencée par son milieu social ?’

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