Avec leurs noms réunis, on pourrait composer une sorte de comptine :
Riou, de Neuville, Féret, Montaut,
Marie, Philippoteaux, Benett, Meyer
Froelich, Beaurepaire, Lavallée, Schuler
Bayard, sans oublier Hildebrand, Barbant, Pannemaker
Tous trois graveurs de ces Messieurs.
Aucun nom important, dira-t-on. Grandville était mort avant que n’ait paru, en 1865, la première édition, chez Hetzel bien entendu, de Cinq semaines en ballon (illustrations par MM. Riou et de Montaut. Gr. in-8°). Ni Gavarni, ni Gustave Doré. Au premier était réservé quelque élégant carrousel de costumes, au second les Contes drôlatiques de Balzac. On les voit mal, tous les deux, illustrer Jules Verne. Gavarni eut trop de charme, Doré trop de personnalité. Ils auraient fait une œuvre parallèle à celle de Jules Verne, ils se seraient laissé égarer par un texte qui, après tout, ne demandait qu’à être servi fidèlement.
L’Imagination au service de la science
Les artistes, dont l’auteur avait besoin, devaient lui être dévoués, lire ses livres avec la crédulité et la ferveur de la jeunesse. Ce n’étaient pas des qualités si répandues, ni non plus faciles à exiger de dessinateurs trop en vogue, bien que les illustrateurs de Jules Verne ne fussent pas, loin de là, des inconnus, mais enfin, ils ne pensaient pas qu’il leur était nécessaire d’ajouter un peu plus d’imagination, d’invraisemblances à un texte déjà rempli de richesses et de sous-entendus, à une réalité émerveillée qui n’avait rien à voir avec le fantastique, contrairement à ce que l’on pense. Le douanier Rousseau avait certainement la même imagination ingénue quand il peignait la forêt vierge, comme existait préfiguré l’univers de Jules Verne.
La vision de Verne : une directive artistique
D’ailleurs, Jules Verne avait quelques opinions sur la manière dont il fallait illustrer son œuvre et, vraisemblablement, il les imposa à ces merveilleux ouvriers qui se sont consacrés à elle. N’écrivait-il pas à J.P. Hetzel, son éditeur magnifique, à propos des « Vingt mille lieues sous les mers » (illustré de 111 dessins par de Neuville et Riou, de deux cartes exécutées par Jules Verne, lui-même ayant servi de modèle, sous les traits d’Aronnax) : « … je pense qu’il faut faire les personnages beaucoup plus petits et montrer les salons beaucoup plus grands. Ce ne sont que des coins de salons qui ne donnent pas l’idée des merveilles du Nautilus. Il devra dessiner tous les détails avec une extrême finesse. »
Cette exigence est moins anodine qu’elle ne paraît. Elle offre une explication, le secret du pouvoir qu’exercent les illustrations qui accompagnent les livres de Jules Verne, à quelques exceptions près. Leur portée, leur mystère ne proviennent pas de la seule représentation d’un événement bien délimité par des mots, une phrase, mais de l’inclusion de tout ce qui l’entoure, à savoir : l’immensité du ciel, de la mer, de la terre, d’une chambre, et par conséquent, du temps. C’est l’anti-prison. Cela confère aux images une dimension d’éternité, un infini, un peu comme ce que l’on trouve – on ne sait trop pourquoi – dans les portraits de Nadar, tandis que le défaut des photographies et des illustrations d’aujourd’hui est d’être trop différentes, trop lointaines du texte, ou pire encore, de ne nous en offrir qu’un instantané, en refusant ainsi toute envergure à l’épisode, à l’événement.
Ce n’est pas tant qu’un train saute qui est essentiel, à cause d’un sabotage bien conduit, mais qu’il saute par-dessus le marché durant une belle nuit, sous un soleil de plomb, dans la permanence des phénomènes de la création, ce qu’on appelle d’un mot restrictif ou méprisant : le contexte. Eh bien ! chez les illustrateurs de Jules Verne, le contexte a une importance capitale. Le goût qu’ils en avaient n’a pas peu contribué à charger leurs images d’une aura. Sous le feuillage épais de la forêt, se devine l’animal venimeux et sa victime, l’orchidée dont le parfum est presque respirable. Pouvoir inouï de suggestion !
Hetzel et Verne tenaient à ce que l’œuvre gravée fut digne de l’œuvre écrite, excluant, par le fait même, toute idée que les illustrations soient un agrément au livre, une façon de venir au secours des esprits déficients. Loin de là, elles cherchaient à représenter un équivalent du texte. Parfois, elles sont aussi savantes que lui. Jules Verne a été bien servi par ses illustrateurs : ni en deçà, ni au-delà. Pas de correctifs, ni de surcharges, d’embellissements, ni trop de futurisme et de science. Même les paysages de l’avenir, chez ces artistes, demeurent humains. Ils n’ont pas encore songé à faire table rase de tout ce qui est jugé, de nos jours, non essentiel à la pure recherche.
L’univers visuel de Jules Verne : un complément au texte
Certes, quand je me souviens de mes lectures de Jules Verne, dans les belles reliures rehaussées de filets d’or et de gaufrages, je me souviens aussi de n’avoir jamais été déçu par les illustrations que je trouvais toujours après le texte, comme si l’auteur avait voulu me laisser le temps d’en composer une, à ma façon, pour qu’ensuite je la rectifie selon celle du livre. Voilà le grand attrait de cette édition Hetzel : tenir en laisse, par des gravures rigoureuses, des imaginations généralement folles, donner réalité visible à des phrases apparemment banales et qui prenaient, sous la forme de légendes aux gravures, un sens bien au-delà des mots, ou qui sait, que les mots ont vraiment :
« À midi, les embarcations débouchaient dans le lac Taupo… Les bras d’Ayrton s’étendirent… La position n’était plus tenable… Les échos répercutaient le fracas du tonnerre… Gédéon Spilett était prêt à tout événement… cette masse est Stahlstadt, la cité de l’acier… une vague monstrueuse déferla… » etc.
Bien sûr, il existe des gens qui passent outre l’image proposée. Des enfants qui mangent Jules Verne, comme ils lèchent la confiture de leur tartine en jetant le pain, l’image qui est le support du texte. Jamais je n’ai agi ainsi et bien m’en a pris, car l’univers de Jules Verne est inséparable pour moi de ses illustrateurs. Je dois à ceux-ci la réalité de celui-là. Jules Verne et eux ne m’ont jamais rendu rêveur ou distrait, ne m’ont jamais éloigné du monde vivant.
Jules Verne : plus qu’un conteur, un écrivain visionnaire
Mais qu’aurait été tout cela sans les qualités de style ? C’est le moment, ici, de rappeler combien Jules Verne était tourmenté par le souci d’être un écrivain et non pas seulement un conteur de belles histoires pour la jeunesse. Ce souci nous émeut… « ce que je voudrais devenir avant tout, c’est un écrivain, louable ambition que vous approuverez pleinement » (il écrit à l’ami Hetzel). Jules Verne a été cet écrivain plus cosmique que scientifique. Il est le promoteur de ce réel merveilleux, ce lyrique d’une réalité inconnue, souterraine et obscure du monde. Au dedans et au dehors.
Ce n’est pas d’un ailleurs qu’il a voulu nous entretenir, d’une planète meilleure que la nôtre. Il pensait plutôt que rien n’a encore été découvert de la merveille d’exister, de la puissance du concret. Il est un de ceux qui refusent les apparences. Il voyage au centre de la terre comme au centre de son cœur. De ces livres, on peut tirer cette certitude que la vie vaut la peine d’être vécue, que l’homme en découvrira le sens, que des machines de son invention lui permettront d’en violer les mystères et qui sait, les éléments d’une éternité. (Georges Borgeaud).
Les illustrations pour Voyage au Centre de la Terre
« C’était un corps humain absolument reconnaissable. Un sol d’une nature particulière (…) l’avait-il ainsi conservé pendant des siècles ? Je ne saurais le dire. Mais ce cadavre, la peau tendue et parcheminée, les membres encore mœlleux – à la vue du moins -, les dents intactes, la chevelure abondante, les ongles des mains et des orteils d’une grandeur effrayante, se montrait à nos yeux tel qu’il avait vécu. J’étais muet devant cette apparition d’un autre âge. Mon oncle, si loquace, si impétueusement discoureur d’habitude, se taisait aussi. Nous avions soulevé ce corps. Nous l’avions redressé. Il nous regardait avec ses orbites caves. Nous palpions son torse sonore. »
« J’étendis le bras ; je touchai la muraille ; ma main fut mise en sang. Nous remontions avec une extrême rapidité.
– La torche, la torche ! s’écria le professeur.
(…) la flamme, se maintenant de bas en haut, malgré le mouvement ascensionnel, jeta assez de clarté pour éclairer toute la scène.
– C’est bien ce que je pensais, dit mon oncle. Nous sommes dans un puits étroit, qui n’a pas quatre toises de diamètre. L’eau, arrivée au fond du gouffre, reprend son niveau et nous remonte avec elle. (…) Il faut se tenir prêts à tout événement. Nous montons à une vitesse que j’évalue à deux toises par seconde (…) De ce train-là on fait du chemin.
– Oui, si rien ne nous arrête, si ce puits a une issue ! Mais s’il est bouché, si l’air se comprime peu à peu sous la pression de la colonne d’eau, nous allons être écrasés. »